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Regarder Écouter Lire – Notice 

Martin Rueff

 


Il saggio accompagna  Regarder écouter lire  nel volume  di Claude Lévi-Strauss Œ uvres, Paris, Gallimard, 2008: 1917-1940.


Dans la vigueur de son grand âge le savant sourit parmi ses livres et ses objets chéris. Il cite des poèmes, montre ses tableaux, exhibe une partition. Il s'emporte contre un chauffeur de taxi distrait, évoque la robe d'un jaune citronné que portait la reine Elizabeth II lors de sa visite à Paris et raconte, lui qui ne les aime pas, quelques anecdotes dont certaines émeuvent. Tout oppose cet étonnement devant les merveilles de l'art et de la création à la lassitude du Pococuranté de Candide, fatigué de tableaux, ennuyé de concertos et comme las d'avoir lu tous les livres. L'auteur de Regarder écouter lire est à l'inverse du seigneur vénitien critiqué par Voltaire. Parmi les créations du beau naturel comme parmi celles du beau artistique rien ne lui est étranger: poésie des merveilles, émotions de l'intellect, enthousiasmes de la sensibilité et de l'entendement qui se nourrissent réciproquement.

Avec Regarder écouter lire, Lévi-Strauss se réconciliait ainsi avec l'univers des formes et avec la société des lettrés mieux à même de l'accueillir après les entretiens qu'il venait d'accorder çà et là.

Pourtant l'avertissement de Rilke à propos de Rodin vaut ici encore - «la gloire n'est finalement que le résume de tous les malentendus [ou des faux sens au moins] qui s'accumulent autour d'un nom nouveau.2 » On prendra donc garde: la richesse des analyses des chefs-d'œuvre de l'art classique et de l'art primitif déployées dans la syntaxe superbe de l'écrivain ne doit pas faire oublier que Regarder écouter lire n'est pas seulement, comme le veut son auteur, un «petit livre de structuralisme appliqué3 », mais un laboratoire où les applications vont loin. Mieux, le livre entretient des rapports étroits et féconds avec les Mythologiques et le reste de l'œuvre. C'est donc depuis l'intérieur du système qu'il faut poser la question: y a-t-il une esthétique de Claude Lévi-Strauss et quels rapports peut-elle entretenir avec la doctrine structuraliste et la thèse sur l'esprit humain qui la soutient4? Regarder écouter lire n'est pas le livre d'un esthète, fût-il le plus brillant: c'est l'esthétique qui permet de confirmer certaines pratiques et certaines thèses du structuralisme comme de réconcilier plusieurs intelligences du symbolisme et de résoudre quelques grandes énigmes de l'anthropologie structurale. C'est elle qui offre à notre goût et à notre méditation l'entrelacs du sensible et de l'intelligible - et tout comme L'Œil et l'Esprit avait permis à Merleau-Ponty, l'ami trop tôt parti, de confirmer et d'approfondir les énigmes de la Phénoménologie de la perception, Regarder écouter lire prolonge et fait résonner les surprises des Mythologiques.

On ferait volontiers de ce dernier livre l'entrée royale dans le système de Lévi-Strauss et l'on se demandera si Regarder écouter lire n’occupe pas dans l'édifice la place dévolue par Kant à son esthétique. Comme la Critique de la faculté de juger, Regarder écouter lire est un texte difficile, en particulier parce qu'il mêle deux tâches: déchiffrer «l'énigme» du jugement de goût et établir un pont entre ces grands domaines (Nature et Liberté), que Kant avait soigneusement et fortement séparées dans la Critique de la raison pure et la Critique de la raison pratique.

A la question de Kant (que m'est-il permis d'espérer?), comme aux préoccupations de Lévi-Strauss (si nous autres, civilisations, savons que nous sommes mortelles, que sauver des apocalypses qui nous menacent?), c'est l'énigme de la création qui apporte l'entrelacs de ses réponses savoureuses parmi les sons, les couleurs et les objets merveilleux.

 

La voix de la création esthétique.

L'art a accompagné la vie personnelle et le développement de l'œuvre de Lévi-Strauss, et c'est aux souvenirs fascinés de l'enfance qu'il faudrait remonter pour comprendre la genèse lointaine de Regarder écouter lire. Il fut sans doute d'abord à «regarder», puisque le père de Lévi-Strauss était peintre, qu'il emmenait son fils au Louvre et qu'il avait le goût des objets japonais. On a souligné à juste titre le rôle que les «maquettes» avaient pu jouer pour le futur théoricien du modèle réduit: il est analogue à celui des jouets pour Baudelaire et des poupées pour Rilke. Comme le modèle réduit, l'œuvre d'art est un objet bricolé par les hommes en vue d'une connaissance accrue du monde5. L'artiste répète le geste de l'enfant et refait le monde à sa mesure; on peut dire de lui, comme du poète des Fenêtres, qu'il recrée la réalité placée hors de lui et qu'elle l'aide à vivre, à sentir ce qu'il est et qui il est. Baigné d'images et d'objets, l'enfant subira aussi de manière définitive le choc de la musique - «écouter» donc: hommage soit rendu à Wagner; c'est «déjà faire un grand pas sur la voie d'une réponse, que de pouvoir évoquer cet invariant de notre histoire personnelle qu'aucune péripétie n'ébranla, pas même les fulgurantes révélations que furent, pour un adolescent, l'audition de Pelléas puis des Noces: à savoir le service, dès l'enfance rendu, aux autels du "dieu Wagner"». Si Wagner est le «père irrécusable de l'analyse structurale des mythes6», il faut d'abord reconnaître la place qu'il tient dans la mythologie personnelle de Lévi-Strauss. Ce ne sera pas le moindre effet de la passion d'un jeune garçon pour la musique que de voir l'anthropologue arriver au terme du grand œuvre des Mythologiques, se retourner et décréter qu'il faut considérer l'ensemble comme une tentative d'«édifier avec des sens un ouvrage comparable à ceux que crée la musique avec des sons7». Anche io son' musicista !

Ainsi les images de la peinture et les œuvres de la musique auront accompagné le savant depuis son enfance. Elles ne le quitteront pas, et il redira à la faveur des entretiens qui escorteront ses livres (comme s'il fallait doubler d'un discours exotérique la construction d'une œuvre difficile) combien l'art importe pour la vie et pour l'œuvre. Aimer regarder, aimer écouter et aimer lire: l'art est d'abord l'affaire de l'amateur éclairé, de l'homme de goût avant de devenir celle de l'ethnologue. Mais ce dernier, comme le demande le Manuel d'ethnographie de Marcel Mauss, sera attentif, plus qu'un autre, à ces «phénomènes esthétiques [qui] forment une des plus grandes parties de l'activité humaine sociale et non simplement individuelle8». A la formule (inspirée de Térence) de Georges Charbonnier qui voulait que «rien de ce qui touche à l'art [ne fût] étranger à l'ethnologue», Lévi-Strauss avait répondu en 1961: «Il ne peut certainement pas s'en désintéresser, d'abord parce que l'art est une partie de la culture, et peut-être pour une raison encore plus précise: l'art constitue, au plus haut point, cette prise de possession de la nature par la culture, qui est le type même des phénomènes qu'étudient les ethnologues9

A la double figure de l'amateur d'art, homme de goût et voué, par sa profession, à interroger les œuvres pour y trouver les structures de l'esprit rejaillies dans l'expression sensible, il faut ajouter un autre visage, qu'un parallèle avec Franz Boas pourrait éclairer: le collectionneur. On connaît le récit offert par Lévi-Strauss de son séjour à New York. En 1943 il visite l'American Museum of Natural History. Le voilà parmi les objets recueillis par Boas et exposés selon ses vues: «Errez pendant une heure ou deux a travers cette salle encombrée de « Vivants piliers»; par une autre correspondance, les mots du poète traduisent exactement la locution indigène désignant les poteaux sculptés qui soutenaient les poutres des maisons: poteaux qui sont moins des choses que des êtres « aux regards familiers» puisque, les jours de tourment, eux aussi laissent sortir "de confuses paroles", ils guident l'habitant de la demeure, le conseillent et le réconfortent, et lui montrent une issue hors de ses difficultés.» Regardez ces «castors totémiques, d'une gentillesse surhumaine, joignant comme des mains leurs petites pattes10». On dira comment ces castors bienveillants rendent fragile, sinon inutile, la différence entre l'artisan et l'artiste.

Poésie des merveilles: l'amateur d'art exilé est sollicité par quelques objets remarquables et emprunte à Baudelaire une des formules de son esthétique à laquelle il saura donner une tout autre extension. Singulière épopée: en compagnie des surréalistes, exilés comme lui, Lévi-Strauss se fait collectionneur. S'il est sûr qu'il fut frappé par ces objets, comme les surréalistes, il est certain qu'il ne faut pas confondre les raisons profondes de leur émerveillement. Au goût de la trouvaille et à l'objet d'André Breton, «merveilleux précipité de désir», Lévi-Strauss oppose une autre «équation de l'objet» (c'était le titre d'un des chapitres de L'Amour fou, publié une première fois dans Documents en 1934) faite des retrouvailles avec des objets qui sont des merveilleux précipités de connaissance. Lévi-Strauss souscrirait à la formule de Tzara: «les objets rêvent» mais s’opposerait à la vue de l'esprit et du rêve des surréalistes11.

L'homme s'est formé à la peinture et à la musique du XIXe siècle, l'ethnologue a étendu son expérience esthétique à des formes lointaines et énigmatiques, le collectionneur a rendu son «culte aux objets12»: ces trois formations ont convergé dans le goût très ferme d'une critique qui fut pris à plusieurs reprises dans des polémiques sur l'évolution de l'art moderne13.

A ce titre, les entretiens avec Georges Charbonnier en 1961 marquent une étape importante. Lévi-Strauss y répond à deux questions: qu'est-ce que l'anthropologue peut dire sur l'art des sociétés «primitives» ? Qu'est-ce que son savoir peut nous apprendre des formes d'art contemporaines ? Il commence par opposer les deux formes de relations que l'art et l'artiste peuvent entretenir avec la société selon qu'il s'agit d'une société hiérarchisée ou d'une société consensuelle: dans le premier cas, l'art est «la chose d'une minorité qui y cherche un moyen de jouissance intime», dans le second «un système de communication, fonctionnant à l'échelle du groupe14». Là, l'art (le nôtre) évolue vers la figuration réaliste et la représentation, c'est-à-dire aussi vers l'appropriation; ici, c'est un système de signes différentiels, orienté vers la signification. Malgré ses efforts, l'impressionnisme ne nous aura pas fait échapper à la représentation possessive; quant au cubisme, s'il correspondait à la tentative d'un art de la signification, il a sombré dans le formalisme. L'art est devenu un pur exercice sur des signes sans référent ni sémantismes15 au point qu'on peut parler, avec Picasso, d'un «académisme du signifiant» - l'intention de rupture finit par s'imposer, et ce type de recherches perd tout contact avec les origines inconscientes de l'œuvre d'art puisque aussi bien l'art ne relève ni du calcul ni du projet conscient.

C'est parce que l'art s'est éloigné des choses qu'il a abandonné sa vocation première qui est de révéler un monde, de donner accès à la structure de l'objet par la transformation réglée qu'elle opère sur lui: «l'œuvre d'art, en signifiant l'objet, réussit à élaborer une structure de signification qui a rapport avec la structure de l'objet», c'est pourquoi elle permet de «faire un progrès de la connaissance16 ». A ce titre, on ne saurait réduire l'art à un langage: certes, il assuré une communication, mais alors que la langue connaît la double articulation et que le rapport entre les deux niveaux est arbitraire (il n'y a pas de rapport direct entre la matière linguistique et la signification), «l'art est à mi-chemin entre l'objet et le langage [...] dans l'art une relation sensible continue d'exister entre le signe et l'objet17».

Défendre un art de la signification et un art de la référence, c'est tout un: car c'est seulement s'il dit quelque chose du monde que l'art peut dire quelque chose - et si l'art s'est dévoyé, c'est qu'il a trahi cette double contrainte de l'apophantique aristotélicienne: legein ti kata linos («dire quelque chose sur quelque chose»). Ainsi, à force de ne plus rien dire du monde, il ne nous parle plus.

On a voulu retenir des entretiens avec Charbonnier la dimension critique et l'on a réduit celle-ci à la polémique avec l'art moderne. On a commencé à se demander comment l'inventeur d'une anthropologie d'avant-garde pouvait avoir des goûts rétrogrades en peinture comme en musique18. On a voulu faire de Lévi-Strauss ce que Jaurès avait fait de Rousseau: «un anticipateur retardataire». C'était pourtant se tromper de question.  ...


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